Le son de guitare de Mary Halvorson contient un microcosme de toute sa pratique de compositrice et de chef d’orchestre. Elle donne l’impression, par son utilisation ingénieuse d’une pédale de delay particulière, que son instrument habite deux états de la matière à la fois, ou effectue un transit imperceptiblement lent entre eux : maintenant sec et sans fioritures, définitivement guitare, presque étrange dans son naturalisme ; désormais liquide et instable, le traitement numérique libérant chaque hauteur statique des forces invisibles qui la maintiennent en place. Parfois, vous obtenez un état ou un autre, mais la plupart du temps, vous obtenez les deux. Chaque note prend le caractère d’un glaçon laissé de côté un peu trop longtemps, luisant solidement dans la matière de sa propre dissolution.
Vers les nuages, le dernier album du musicien de jazz new-yorkais lauréat de MacArthur, est aussi comme un document de bords qui fondent. Halvorson a composé la musique d’Amaryllis, l’ensemble qu’elle a réuni pour la première fois pour son album du même nom de 2022 : Patricia Brennan au vibraphone, Nick Dunston à la basse, Tomas Fujiwara à la batterie, Jacob Garchik au trombone et Adam O’Farrill à la trompette. (Laurie Anderson apparaît également pour une apparition au violon gratté sur le sensationnel « Incarnadine ».) Dans « The Tower », des changements d’accords dramatiques cèdent la place à une improvisation libre atonale si progressivement qu’ils obscurcissent les différences entre les deux modes. Et de bassins d’amorphes surgissent soudain des moments d’un ordre surprenant : deux instruments peuvent soudainement converger dans une ligne mélodique partagée, ou simplement imiter l’articulation de l’autre, puis diverger à nouveau nonchalamment. Bien sûr, presque tout le jazz comporte une certaine tension entre rigueur compositionnelle et liberté d’expression. Mais Halvorson est particulièrement sensible à la porosité de ces frontières putatives. Même si je ne peux m’empêcher de me demander si certains fragments de structure ont été esquissés à l’avance ou créés spontanément par les musiciens, de telles questions de catégorie ne sont peut-être pas les bonnes à poser à une musique si préoccupée par le moment liminal du devenir.
Halvorson met à profit son instrumentation idiosyncrasique sur Vers les nuages. Le vibraphone de Brennan et le trombone de Garchick sont particulièrement bien adaptés à la sensibilité dissolvante de l’album : le premier avec son attaque percussive pointue et sa résonance soutenue et vacillante ; ce dernier avec ses articulations coulissantes de chaque note. Pour un album de guitare jazz, il contient peu de solos de guitare, une dynamique qui ne fait que souligner le holisme du jeu et de la composition de Halvorson. Les sonorités des voix entrelacées de ses collaborateurs reflètent si bien la sienne qu’elle peut se retirer pendant de longues périodes sans compromettre l’identité de la musique.