Ce sont des chansons simples, jouées à la guitare seule, sans modifications apparentes et avec peu d’effets, à l’exception d’un trémolo ou d’un écho slap-back occasionnels. Ils transmettent un puissant sentiment de présence, comme si vous étiez dans la même pièce que Rogiński. Le grincement de ses doigts se fait entendre sur les cordes ; les longs espaces entre les notes permettent une sorte d’écholocation rudimentaire, cartographiant la position et l’épaisseur des murs, la hauteur du plafond. Ce n’est pas du jazz, mais il emprunte le sens exploratoire de la structure de ce genre, commençant chaque morceau par une simple exposition du thème, puis avançant vers des abstractions de plus en plus inclinées. Son style de doigté, pinçant les lignes de basse avec son pouce et répondant avec des mélodies squelettiques sur les cordes supérieures, ressemble souvent à deux musiciens en conversation ; il m’a fallu de nombreuses écoutes – et une vidéo de lui en train de jouer – pour être convaincu qu’il n’y avait pas d’overdubs impliqués.
Le premier « Listopad », en polonais pour « Novembre », résume la mélancolie persistante de l’album dans une figure mélodique déprimée qui se déplace de manière imprévisible, comme des feuilles sèches sur le trottoir. La plupart des mélodies de Rogiński ont la qualité insaisissable de quelque chose qui danse sur le bout de la langue : elles semblent intuitives, mais essayez d’en chanter une en retour, et vous n’y arriverez probablement pas. Plus on les regarde de près, plus ils s’effondrent. Le son de la guitare est sourd et étouffé, mais aussi gonflé, lourd dans les médiums et les basses ; cela donne l’impression d’un excès de signal, légèrement supérieur à ce que le circuit peut transporter. Dans « Cliffs and the Sea », le delay oscille comme de l’eau dans un verre débordant ; sur « Flickering Glances », ses coups amortis sonnent comme des casseroles en acier dentelée. De temps en temps, il effleure les cordes sous le chevalet, déclenchant des stries lumineuses de dissonance sur le bleu nuit de ses accords. Sa technique est inhabituelle, mais elle n’est jamais tapageuse ; ses chansons sonnent toujours comme si elles essayaient de communiquer, même sans paroles, un morceau de sagesse, un savoir essentiel transmis de génération en génération.
Mais ces détails apparaissent tous plus tard, après des heures passées dans cette musique. La première chose qu’on entend, l’essentiel, c’est sa tristesse. La mélancolie est vaste, mais jamais maudline ; son jeu est trop changeant, ses choix harmoniques trop imprévisibles pour sombrer dans le sentimentalisme. Le mot « talàn » peut être traduit par « peut-être » ; Rogiński dit qu’il s’agit d’un mot « très ancien », remontant aux peuples nomades qui vivaient en Asie centrale il y a près de 3 000 ans. Pour le guitariste, ce « peut-être » implique un choix : « Je prends quelque chose pour perdre autre chose », dit-il. Ou, en d’autres termes, transporter une chose, c’est laisser derrière soi ce qui ne rentre pas dans les sacoches. Suivre une voie, c’est abandonner les autres. Dans ces chansons répétitives et ruminatives, j’entends différentes manières de considérer le temps, des manières en contradiction avec les horloges numériques et les modèles algorithmiques – cycles et saisons, mutations étranges et révélations soudaines. Fabriqués à la main, faillibles, attentifs comme une promenade sur un sentier de montagne, ils sonnent comme des hommages à tout ce qui est écrasé par la modernité. Lents et respectueux, ils communiquent un sentiment de perte incalculable.