Kara Jackson ne se contente pas de porter son cœur sur sa manche, elle vous l’offre dans ses paumes après l’avoir coupé de sa poitrine. Dans le clip de « no fun/party », le premier single de son premier album, Pourquoi la Terre nous donne-t-elle des gens à aimer ?, la native de Chicago âgée de 23 ans et ancienne poète lauréate nationale de la jeunesse chevauche un double d’elle-même et tire l’organe du corps du sosie. « N’est-ce pas juste de l’amour ? » chante-t-elle avec ironie en posant délicatement son cœur encore gluant de sang sur une table de fils de fortune. C’est un visuel saisissant qui témoigne de l’engagement de Jackson envers la vulnérabilité douloureuse, sa reconnaissance que l’agonie et l’adoration doivent provenir de la même source.
Que l’amour et la souffrance vont souvent de pair est désormais la sagesse conventionnelle, et celle que Jackson elle-même a abordée dans son EP de 2019, Une chanson pour chaque chambre du coeur. Sur son dernier disque, l’auteur-compositeur-interprète a à la fois affiné ses capacités musicales et poussé ses questions existentielles sur un terrain plus rocailleux. Pourquoi la Terre nous donne-t-elle des gens à aimer ? est un album sur l’amour, certes, mais aucun de ses morceaux n’est une chanson d’amour. La musique n’est ni douce ni aimante; beaucoup de chansons sont dures et désorientantes, interrogeantes et inconfortables. Là où d’autres pourraient postuler qu’il vaut mieux avoir aimé et perdu, Jackson soutient que l’amour est perte.
Sa narration est magistrale, remplie d’un lyrisme sérieux et d’un talent pour l’imagerie saisissante. Sur « pas de plaisir/fête », elle décrit la banalité et la répétition de trouver celui-là : « C’est difficile d’avoir de la patience quand on attend la chance, comme un camion postal, comme un camion postal… » Jackson fléchit également sa large voix gamme pour ramener à la maison les émotions derrière ses mots. « Ne me dérange pas », prévient-elle son ex-amant sur la ballade méditative et de rupture « Free », le grondement profond de sa voix ajoutant un côté menaçant. Sur la chanson titre, Jackson pose sa voix haute et enfantine, presque comme si son questionnement philosophique – « Pourquoi la terre nous donne-t-elle des gens à aimer puis les éloigne-t-elle de notre portée? » – s’envole vers les cieux.
Jackson est une guitariste dont l’instrument ne fonctionne pas comme un appendice à ses mots, mais comme la peau même qui maintient sa musique ensemble. Sur « no fun/party », elle s’écarte rarement d’un coup de langue à cinq notes qui berce ses paroles et maintient les nuances pensives de la chanson. Ces chansons introduisent des arrangements plus luxuriants – piano, banjo, xylophone – et quelques invités locaux – KAINA, NNAMDÏ, Sen Morimoto – dans son répertoire, qui laissent ses mélodies se déplacer et serpenter ; juste au moment où vous pensez en avoir saisi un, il sort de votre poing. Sur l’exceptionnel « Dickhead Blues », sa guitare nonchalante change de forme lorsqu’elle est superposée à une batterie frénétique, puis disparaît complètement, noyée par les voix superposées d’un chœur.